Luttant pour retrouver la santé, Eugène donne à son ami, Forbin Janson, une idée du nombre de demandes qui lui sont faites. On entrevoit alors sa fatigue et son besoin d’intimité, lorsqu’il se sent seul au milieu d’un trop plein d’activités. Il reconnait que le seul moyen de survivre est de placer sa confiance en Dieu seul, et de tenter de l’aimer toujours plus. Il revient sans cesse au fondement solide de son expérience de conversion du Vendredi Saint.
Ce matin encore, immédiatement avant de monter à l’autel, il a fallu confesser. A peine ai-je quitté les habits sacerdotaux, il a fallu confesser encore. Hier, il était une heure que je n’avais pas dit Prime, parce que je restai jusqu’à cette heure-là au tribunal. Le matin, je n’avais presque pas fait d’action de grâces, parce qu’il fallait être avec une nombreuse jeunesse qui avait assez de 2 heures et trois quarts d’exercices de religion. C’est à n’y pas tenir; toujours tout pour les autres, rien pour soi. Au milieu de tout ce tracas, je suis seul. Tu es mon unique ami — j’entends dans toute la force du terme — car de ces amis bons et vertueux d’ailleurs, mais à qui il manque tant d’autres choses, il ne m’en manque pas. Mais à quoi servent-ils? Sont-ils capables d’adoucir une peine? Peut-on causer avec eux sur le bien même que l’on voudrait faire? À quoi bon! On n’en retirerait que des éloges ou que du découragement. Au reste, quoique tristement, je vais mon train, ne mettant ma confiance qu’en Dieu. Aimons-le toujours davantage.
Lettre à Forbin-Janson, le12 septembre 1814, E.O. XV n 128
Dans la lettre qu’Eugène de Mazenod écrit le 12 septembre 1814 à Forbin-Janson, on reconnaît les signes d’un grand état de fatigue, d’une dépression dirait-on de nos jours…
Étonnante cette confession ! Le jeune homme à l’expérience profonde du Vendredi-Saint 1807, le prêtre dont la compassion va d’emblée aux plus pauvres, le père de tous ces jeunes qu’il arrache à la rue est-il bien le même que celui-là qui déplore son temps littéralement dévoré par cette Congrégation de la Jeunesse qu’il aime pourtant tendrement ? « C’est à n’y pas tenir, toujours tout pour les autres, rien pour soi. », confie-t-il.
Oui, la tristesse d’Eugène est grande. Plus grande encore la solitude qui lui fait écrire : « Au milieu de tout ce tracas je suis seul». Il se questionne également sur l’utilité de ces « amis bons et vertueux d’ailleurs mais à qui il manque tant d’autres choses… ». Où le missionnaire va-t-il trouver la force de sortit du grand marasme qui l’accable ?
Un bon thérapeute commencerait par applaudir à l’amitié profonde qui le lie à son « unique ami…dans toute la force du terme », le P. Forbin-Janson à qui il décrit sans retenue les ténèbres qui l’accablent…
Mais voici qu’à travers tous ces sombres propos, une lumière propre à bien augurer de l’avenir se fait jour. « Au reste,[s’empresse d’ajouter Eugène] je vais mon train, ne mettant ma confiance qu’en Dieu. »
Ceci me rappelle une époque où chacun se devait de garder pudiquement pour soi les remous de sa vie. J’en ai souffert longtemps. La tempête que je vivais en solitaire a été longue à se calmer… tout en laissant des séquelles dont la moindre n’était pas la culpabilité. Jusqu’à ce qu’un jour je rencontre moi aussi un « unique ami… dans toute la force du terme ».
Confiance en Dieu, amitié sincère, ne voilà-t-il pas les éléments susceptibles de redonner force et joie à bien des âmes accablées ? Ne reconnaît-on pas là le Dieu qui a besoin de nous pour ‘’évangéliser les pauvres aux multiples visages’’, pour leur témoigner en son nom attention et tendresse qui peuvent guérir ? N’est-ce pas là le charisme oblat que nous nous efforçons de vivre ?